1918
Les Allemands avaient pourtant bien commencé l’année : débarrassés des Russes en pleine Révolution, ils pouvaient ramener l’essentiel de leurs divisions en France pour enfin emporter la décision avant l’arrivée des Américains, dont l’armée était à construire de presque zéro. Les Français, après le Chemin des Dames sont alors sur la défensive. Et Ludendorff a donné un fer de lance en surentraînant et dotant généreusement l’élité de ses troupes (Stturmtruppen). Et l’opération Michael provoque le plus gros gain en territoire depuis bien longtemps.
Mais ce succès est éphémère et porte le germe de la défaite future. Un tel effort provoque de grandes pertes dans ces troupes d’élite. En face, les Alliés finissent par réagir : nouvelle doctrine défensive de Pétain (on ne se bat plus d’abord dans la première tranchée, beaucoup trop exposée, mais on laisse venir l’ennemi : une révolution difficile à faire admettre !), nouveau généralissime ayant enfin autorité sur tous les Alliés en France (Foch), réserve de troupes communes. Les Alliés ont aussi des atouts majeurs : ils produisent des tanks et savent enfin les utiliser (les tanks légers sont finalement plus intéressants), leurs avions sont plus modernes et nombreux, et enfin mieux utilisés pour le renseignement ; ils ont du pétrole, du caoutchouc, et donc des camions, avec la mobilité qui va avec.
Foch, qui raisonne au niveau stratégique (et pas assez tactiquement), le sait : les Allemands viennent de conquérir des saillants, mais sans gain stratégique majeur. Pour viser Paris ou prendre les ports de la Manche, il leur faudra encore attaquer, avec des troupes fatiguées. Et la logistique allemande est défaillante : depuis les gares, ce sont les chevaux qui tirent tout, dans des zones où les routes sont détruites par les combats. De plus, l’Allemagne a de gros soucis de matières premières et d’approvisionnement (les Alliés ont tout fait pour). L’impact finit par se sentir à tous les niveaux : munitions, matériel lourd, alimentation (des soldats, des civils, et des chevaux)… et le moral des troupes s’effondre.
La suite est implacable : réorganisés, les Alliés profitent du flottement allemand, et repartent à l’assaut en enchaînant les coups de boutoir et en misant à fond sur leurs point forts. Au même moment, les Franco-anglais percent sur les fronts périphériques (Bulgarie, Moyen-Orient…).
Savoureux, consternants et exaspérants sont les bisbilles entre les chefs. Benoît Chenu n’est pas tendre avec Foch, qui a tendance à privilégier ses relations de haut niveau avec les Anglais (Haig) et Américains (Pershing), tout en inutilement directif avec Pétain voire en contredisant ses ordres. Des généraux français butés et bien en cours ne se font pas limoger alors qu’ils ont désobéi aux changements de tactique défensive de Pétain. Le général britannique Haig se prend aussi quelques volées de bois vert. Benoît Chenu encense d’autres, comme Pétain, Castelnau ou d’Esperey. Clemenceau et Foch vivent parfois dans deux mondes parallèles : c’est la conséquence d’une séparation politique/militaire compréhensible mais anachronique pour une guerre de cette ampleur ; et en conséquence Foch ne sait pas trop quels sont les vrais buts de guerre français (notamment sur la Rhénanie) quand il faut planifier l’hallali.
Pershing n’a jamais commandé que quelques milliers d’hommes contre les Mexicains et n’a pas d’expérience de la guerre moderne, mais il pleure pour que les Américains aient leur propre armée indépendante, et mènent d’entrée une grande offensive. Foch l’accorde, de manière incompréhensible : ce sera un désastre, à commencer par la logistique. Si la motivation et le courage des Américains ne sont pas en cause, le travail d’état-major ne s’improvise pas. Et il aurait plus intelligent de ne pas prendre les Européens comme des abrutis passifs, et d’écouter les leçons apprises en trois ans de tranchée. Le contraste avec la guerre suivante est amusant : en 1918, ce sont les Français qui équipent les Américains et leur apprennent les nouvelles technologies. Paradoxalement, le poids et les atermoiements des États-Unis auront un rôle énorme dans l’après-guerre, alors que leur rôle dans la victoire a été accessoire.
En face, Ludendorff, aveuglé sur l’usure de son armée, n’est pas épargné non plus. Benoit Chenu répète qu’il faut se méfier des mémoires des généraux allemands de l’époque, qui cherchent à se laver les mains de la défaite. Mais la retraite allemande d’octobre 1918 vire bien à la débandade.
Dans les plans alliés, la victoire était espérée pour 1919 au mieux, après la montée en puissance de l’armée américaine. Les succès inespérés de l’automne 1918 et les premières approches allemandes pour un cessez-le-feu, début octobre 1918, révèlent les ambiguïtés et dissensions sur l’après-guerre. Les Français veulent évidemment l’Alsace-Lorraine, mais aussi la sécurité, donc verrouiller la Rhénanie. Mais sous quelle forme ? Après tout, l’Empire allemand n’est pas si ancien et pourrait être fragmenté. Les Anglais veulent l’équilibre. Les Américains se veulent plus neutres et n’oublient pas que l’Allemagne sera un partenaire économique. Les résultats des dernières batailles auront un impact sur tout cela.
Deux craintes opposées : si l’on exige trop des Allemands, ils refuseront un cessez-le-feu et prolongeront une guerre que tout le monde veut voir finir ; si l’on accepte qu’ils se replient sur leur frontière, sans plus, rien ne les empêchera de reprendre les hostilités après avoir soufflé. Les Allemands contactent Wilson et acceptent ses Quatorze points ; mais le Président américain durcit sa position sous les pressions franco-britanniques et exige entre autres le départ des dirigeants en place.
Plus dur et humainement immonde : les Alliés maintiennent le blocus alimentaire sur le Reich, jusqu’à la signature du Traité de Versailles en juin 1919. On n’était plus à 100 000 morts civils supplémentaires près…
Dans la population allemande, la retraite est une surprise, après les succès du printemps et une communication verrouillée par l’armée. Avant même la fin, Ludendorff et d’autres accusent le politique, alors qu’ils contrôlaient tout le pays, et que des prémices de révolution viennent des conseils de soldats (exemple à Strasbourg avant la retour à la France) et non de la population. C’est dans les dernières semaines qu’à Berlin on comprend que tout est perdu, et que Ludendorff et l’Empereur doivent partir. Pourtant la guerre n’a jamais été portée sur le sol allemand, et l’armée allemande se considère après-guerre comme « invaincue ». (Et après tout, ils avaient déjà éliminé les Russes.)
Versailles
Dès sa signature, le Traité de Versailles est vu par certains comme annonciateur de futures guerres. La France n’a pas la garantie qu’elle espérait face à l’Allemagne, le contrôle définitif de la Rhénanie, et les garanties obtenues en échange sont trop fragiles. Notamment, le Congrès américain désavoue Wilson et les États-Unis se désengagent de l’Europe. Les Britanniques, presque par réflexe, veulent un contrepoids à la France, puissance continentale majeure.
L’Allemagne se sent humiliée par la partition de son territoire (notamment, la Pologne aurait pu avoir à l’accès à la mer autrement). Les réparations l’étouffent. Le Traité veut se baser sur des valeurs morales, notamment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais bafoue ce dernier principe en refusant le rattachement des Sudètes à l’Autriche, ou de ce qui reste de l’Autriche à l’Allemagne. La Hongrie est aussi réduite au maximum. Tout cela vient en partie du besoin de créer d’assez grands États en Europe centrale pour contrebalancer le poids démographique de l’Allemagne. Les Français préfèrent créer de nouveaux États alliés que maintenir l’Autriche-Hongrie, un Empire dont les populations mélangées s’accommodaient finalement. Toutes ces minorités dispersées seront autant d’arguments pour Hitler.
Enfin, les réparations à payer semblent énormes pour une population inconsciente des destructions dans le nord de la France. La clause de responsabilité de l’Allemagne, et la forme de diktat, non négocié avec les vaincus, en rajoutent. Bismarck et Guillaume Iᵉʳ avaient humilié la France à Versailles, il n’a pas été très intelligent de rendre la pareille à leur peuple. Étonnamment, les Alliés n’ont pas imposé que la Prusse, le principal État allemand et symbole du militarisme, soit démantelé.
L’offensive en Lorraine
Une piste pour une uchronie : il est dommage que la grande offensive en Lorraine planifiée pour le 14 novembre n’ait pas eu lieu. Elle aurait progressé vite dans une région encore intacte, pulvérisé la logistique ferroviaire allemande, isolé les troupes en Belgique, franchi les frontières du Reich, et menacé la Rhénanie. La rupture du front aurait pu voir le premier blitzkrieg avec des chars. La défaite allemande aurait été complète et incontestable, et les conditions de paix mieux acceptées. Foch aurait pu déclencher l’attaque bien avant l’armistice, mais a tardé pour des raisons encore discutées. Selon Chenu, une possibilité est qu’il n’aurait pas vu l’intérêt à temps, puisqu’il croyait que Clemenceau avait sécurisé les buts de guerre français.
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